mercredi 6 janvier 2010

Seul au milieu de la houle

Pour clôturer -temporairement- ce blog, le magnifique article paru dans leMag Libération le 14-15 novembre 2009 par Jean-Louis Le Touzet.

La Mini, un abîme de solitude
Pour la Transat 6,50m, ils étaient 84 à s'aventurer dans la traversée de l'océan et de la peur, seuls dans un petit voilier. Pétage de plomb, changement de cap ou de vie à l'école du grand large. Reportage à Salvador de Bahia, au Brésil.
Par Jean-Louis Le Touzet, envoyé spécial à Salvador de Bahia (Brésil)

Tous les deux ans, pour la "Transat 6.50 mètres Charente-Maritime Bahia", le silence fait une bienheureuse irruption dans la civilisation du sport bavard. Pour cette traversée de l'Atlantique sur des coquilles de noix, de La Rochelle à Salvador via Funchal, pas de contact avec la terre, un baromètre, un GPS, une VHF d'une portée de 20 milles (37 km), et une radio BLU réglée sur le bulletin quotidien météo diffusé par l'organisateur. Puis aussi un carnet de notes à spirales pour recopier ensuite au propre, dans le livre de bord, caps, vitesses et météo sur zone. Et c'est pour tout l'outillage de navigation. Les marins traduisent cela par : "traverser l'océan avec sa bite et son couteau". Six bateaux suiveurs sont dispersés sur la largeur de l'Atlantique "au cas où". Un concurrent a par exemple été sauvé il y a quelques semaines par ces chiens de bergers. Son bateau était en train de couler.
Depuis sa création il y a trente-deux ans - à l'époque la course s'appelait Mini-Transat et les concurrents des "ministes"-, les choses sont ainsi dans la plus petite des grandes courses du monde qui appartient aux coureurs, essentiellement des amateurs et gérée par eux-mêmes. Course "carrefour" pour la petite poignée qui se lanceront ensuite dans la carrière, "mais course d'une vie pour la majorité", comme le dit le jeune Sud-Africain Matt Trautman qui reconnait "avoir appris beaucoup sur moi-même alors que j'y allais pour la régate pure". Les derniers ont touché terre il y a deux semaines. Soit neuf jour après le premier, le Dunkerquois Thomas Ruyant, en série proto, qui aura torché la traversée en dix-huit jours. "Ceux sont eux les vrais héros", explique Fabien Després (7e).
Que dit cette course à notre monde de tintamarre ? "Que le silence est à contre-courant puis qu'aucune info du bord ne parvient à terre" raconte Olivier Avram, 44 ans (6e), et qui a déjà retrouvé sa vie de chef d'entreprise. La seule info, d'une sécheresse technique, donne la position satellitaire du bateau quatre fois par jour. "Nous sommes ici loin du Vendée Globe qui donne l'impression d'être parfois "la Bateau Academy" une course qui nous a ensevelis sous des tonnes d'images de mer, souvent très chiantes, de messages du large assez creux, de communiqués redondants, de récits identiques, etc. Ici, on traverse, et ensuite on se raconte la course entre nous", explique Avram, un type d'une grande douceur qui achève sa troisième traversée, "la première, je l'avais faite à 24 ans..."

"Plus rapide qu'une analyse"
Les coureurs, quand ils débarquent, seraient capables de traverser un parc zoologique sans voir le tigre qui leur fait face. Ils parlent une langue d'un pays qui n'existe pas et que le terrien essaye de traduire avec le plus de fruité possible. Eux dépiautent les mots et les machouillent ensuite longuement. "Courir la Mini, c'est aussi cher qu'une analyse, mais c'est bien plus rapide qu'une analyse, concède Avram. Tu n'est plus le même, à jamais. J'ai bien six mois d'absence ensuite. Tu es face à tes propres faiblesses, tes propres mensonges et en plus il faut faire avec pendant toute la traversée. Et puis, c'est dur pour la famille car c'est deux ans de boulot." "L''adage dit : tu fais la Mini, ta femme te quitte." Moi, j'en ai fait trois et je suis toujours avec la même, ajoute-t-il malicieusement.

La vie, le gaz, le chien Médor
On voit que les concurrents, en faisant le noeud de chaise pour amarrer le bateau, ont beaucoup payé de leur personne. Ce sont des têtes sculptées dans une pierre très dure avec des coiffures de crin dressées par le sel. "Rares sont ceux qui dans une vie ne parlent pas pendant vingt jours... Je me suis demandé plus d'une fois si c'était bien le son de ma voix que j'entendais" sourit Pierre Brasseur le concurrent du Nord-Pas-de-Calais (arrivé 8e). brasseur sort de cet isolement comme un vieux prophète barbu : "cette course est une conversation avec soi-même. je me suis parlé et mon double me répondait. Je crois que je vais encore longtemps me parler à moi-même alors que tout est terminé." D'autres parlent pendant vingt-quatre heures à qui veut bien les entendre. Tout y passe, la vie, la mort, le gaz sous la soupe que l'on a un jour oublié, la copine laissé au pays et le chien Médor.
Mais à quoi pense-t-on ? A la lune rousse ? A la facture d'eau en souffrance sur la table de la cuisine ? A ce propos, la lune revient beaucoup et on dira que ces marins qui naviguent à l'ancienne sont des grands regardeurs de lune. Certains pensent qu'ils vont devenir singlés "à force de trop penser". Mon cerveau était en surchauffe? On aurait dit un ordinateur fou", racontre Francisco Lobato, un portugais, propre sur lui, ingénieur défroqué, qui veut désormais se lancer dans la carrière de skipper grâce à sa victoire en bateau de "série".
D'autres se sont regardés dans le petit miroir du bord. Et ils ont vu quoi ? "Je me suis dit : "Ma pauvre fille, qu'est-ce que tu fais en plein milieu de nulle part ?" " raconte Anna Corbella, la Barcelonaise, première femme de la course, arrivée 17e.
Le sport étant totalement domestiqué par le parrainage, ici, on garde, disons, une part de romantisme lamartinien. Encore la lune. Mais le meilleur morceau, c'est surtout la part de sauvagerie de l'homme qui ressort. "On est quand même tenus en laisse avec notre harnais, précise sérieusement Olivier Avram, car notre angoisse est de tomber à l'eau." Un exemple de l'existence de quadrupède menée par ces marins qui, chaque jour, note au crayon à papier, comme dans un rapport de police stendhalien, les positions et réflexions du jour ? "Pendant la traversée, je me suis mis à penser à un voyage que j'avais fait en Alaska. Trois semaines avec les ours. j'ai eu l'impression que j'étais moi-même un ours dans ma tanière", explique Fabien Després qui a du grizzly le torse puissant et le poil brun. Dans un bateau de 6,50 mètres, pas moyen de se tenir debout. La vie est tantôt accroupie, tantôt à genoux et "à force de barrer, on finit le cul grêlé par le sel", ajoute Sébastien Picault (11e).

Lampée de gnole
Les expériences sont toutes différentes mais toutes déjà emprisonnées dans la légende du silence. Retour par exemple sur l'édition de 1993, trois disparitions : "Une méchante édition... C'était la dernière édition au sextant. Aucune souffrance morale, mais disons que c'est quand même assez bestial comme aventure. témoigne le savoyard Serge Viviand, la cinquantaine, qui construit un bateau à Salvador et qui à monté une boite de prestations de services pour le "rapatriement des bateaux en cargo". Que lui reste-t-il de sa traversée ? "Mon rapport avec la radio. J'écoutais accroupi quand j'ai appris l'élimination de la France contre la Bulgarie. Putain ces cons, ils m'ont gâché ma traversée... C'est le pire souvenir de ma Mini. là, j'ai pété les plombs de rage." Serge Viviand a avalé une lampée de gnole et finit avec les dents la tome de Savoie qu'il avait emporté. "C'est aussi une course cruelle qui nous rappelle à notre petitesse et à la modestie", confie Henri-Paul Scipman (3e).
Pour bien saisir l'importance de la radio pour les marins, écoutons Denis Hugues, directeur de course, 50 ans, marin, ancien concurrent de la Mini, fauché à 20 ans par une voiture alors qu'il faisait de la moto, hémiplégique, voix du large, père fouettard et aussi belle âme et mémoire de la course. Extrait de son émission du 22 octobre à l'intention du large et qui débute toujours par un morceau de musique "à la con". Et c'est parti pour trente-trois minutes d'encouragements et de réconfort. "Bonjour à tous ! Les derniers, vous qui sentez déjà l'échalote, dépêchez-vous d'arriver ! On passe au bulletin météo." En français. Puis en anglais. Puis au classement. A la distance au but. Puis aux messages personnels. "Ricardo, t'es papa, ta femme a accouché mon vieux!" Mais Ricardo a dû abandonner à 25 milles de l'arrivée, le marin s'est endormi et son bateau s'est échoué sur une plage. Ou encore: "le 439 (le numéro inscrit sur la voile, ndlr), qu'est-ce que tu fous ! C'est quoi cette route que tu nous fais ! Reprends-toi ! Le 587, ta balise ne fonctionne pas : appuie sur le bouton vert. Message à tous les derniers : arrachez-vous ! Petit Bateau (la Brésilienne Izabel Pimentel, ndlr), vas-y ! Pour toi, c'est le retour au pays natal!"

Trajectoire à 90 %
Pour Denis Hugues cette course a pour but d'éprouver "le sens marin". "L'autre richesse, c'est de ne pas être gavé d'infos. Cette course est à rebrousse-poil des autres. C'est sa singularité et son identité. Je suis totalement en désaccord avec Michel Desjoyeaux (promotion 1998 de la Mini) quand il a dit que seule la performance est belle et qu'il n'y a plus d'aventure. Il y a les premiers qui se tirent la bourre sur des protos (bateaux plus performants en vitesse), et puis il y a les autres, c'est à dire l'immense majorité qui va entreprendre un voyage maritime en solitude. Face à eux-mêmes. On ne sort pas indemne d'un tel voyage sur soi-même dans le silence."
Certains ne le supportent pas. On a vu des trajectoires à 90 degrés de la route. Parfois, il est impossible de joindre le bord car leur radio est tombée en panne. En 2007, Yves Le Blevec ignorait tout de sa position et de celle de ses poursuivants. De la main, à quatre milles de la ligne, il compte sur ses doigts : 1, 2, 3 ? On lui répond avec le pouce levé. il danse. Il a gagné. Il a 5 ans. Mais en vrai, 43. Il a dansé comme ça des heures et ensuite raconté combien de litres de larmes avaient coulé pendant cette traversée avant de s'écrouler sur une table de bistro la tête entre les mains, comme ça, d'un coup d'un seul. Foudroyé de fatigue.
Il y a quatre ans, un concurrent faisait route vers... l'Afrique. Alerté par la course par sa route inquiétante, un Bréguet Atlantique décolle de Dakar et survole le bateau : "Machin, tu m'entends ? Faut te reprendre mon garçon !" crépite la radio du Bréguet. le type sort de son cokpit et fait des gestes de salut. Puis borde ses voiles et reprend sa route. "il avait pété un plomb et la vue de l'avion l'a ramené à la raison", se souvient Denis Hugues. Ce concurrent en terminera et dira que la solitude lui avait fait perdre la tête. Il offrira ensuite une maquette de Bréguet à Denis Hugues dans un clin d'oeil de reconnaissance. Cela donne une faible idée de la complexité et du cran qu'il faut pour se lancer dans une telle aventure.
Mais dans quel état arrive-t-on après vingt jours de silence ? "Heureux et défait. je me souviens avoir pleuré et rit. Passant du rire aux larmes, et me disant : "Oui, tu l'as fait ! Mais t'es un grand garçon, arrête de pleurer comme ça" Pourtant, pas moyen de m'arrêter. Ca a été pour moi le passage de l'adolescence à l'âge adulte" se souvient avec émotion Pierre-Yves Lautrou, aujourd'hui journaliste à l'Express et dix ans de Mini dans les pattes. Et Salvador, ça ressemble à quoi du large après vingt, vingt-cinq jours de solitudes ? A des gratte-ciel qui se détachent sous un ciel tiède, voilà l'image que les marins aperçoivent en passant le point du phare de Barra. Ensuite, sur le ponton, une dame corpulente habillée en costume traditionnel et froufroutant, comme sortie d'une comédie en dentelles s'avance avec un plateau de fruits et un verre d'alcool.
Parfois, la lumière est tellement sanglante que le verre danse comme un mirage. "j'ai l'impression d'avoir été téléporté ou d'avoir traversé dans un sac étanche qu'on vient d'ouvrir et je suis encore tout plein de condensation et de rêve", raconte Henri-Paul Schipman. Première traversée pour Schipman, architecte naval au cabinet Lombard et artisan constructeur de son propre bateau : "Je ne pensais pas que l'aventure serait aussi présente. J'y allais pour la performance mais j'ai fait un gros voyage. Mes doutes sur moi-même, mes interrogations sur mon travail, tout y est passé. Pour moi ce fut un voyage physique et intellectuel. Mon travail était-il bon ? N'ai-je pas mis trop d'orgueil dans cette aventure ?" Schipman raconte une angoisse, ressentie aussi par Pierre Brasseur : "Je suis au milieu de l'Atlantique. Le ciel est étoilé. Et tout d'un coup, je me dis :"Mon pote, il y a 5 000 mètres de fond sous tes pieds ! Impossible de m'enlever ça de la tête ! Un stress terrible... Et si je coulais ? A qui en parler ? Y a personne !"

Lumineuse évidence
Tous ont attendu avec angoisse et joie la fin de l'aventure. Tous ont attendus les boissons réconfortantes. Mais encore une fois, le silence du large les a chamboulés. "Un truc assez dingue m'est passé par la tête à quelques milles de l'arrivée. Et si je me jetais à l'eau ? Mon bateau continuera tout seul et moi je regagnerai le rivage à la nage. Je me suis dis : "Mais mon gars, t'es complètement à la masse!" Ca m'a traversé l'esprit deux secondes, mais je comprends qu'on puisse perdre la tête" raconte Fabien Després.
Olivier Avram, lui, a pensé à Bernard Moitessier(1) : "Et si je continuais, hein ? Bon, ça ne dure pas, mais j'y ai fortement pensé." Tous les concurrents, depuis plus de trente ans que la course existe, ont fait de leur expérience un événement mythologique fondateur. "C'est ensuite une drôle de secte avec ses propres moeurs", explique Pierre-Yves Lautrou. Comment cela ? On rejette à l'eau celui qui arrive et ensuite on le noie d'alcool. Il faut nettoyer son oeil de verre pour le croire. Ensuite, tous filent un coup de main pour affaler les voiles. La communauté se réunit au grand complet pour accueillir le dernier. Ce qui fait de ce sport nautique un sport lacrymal. Même ceux qui étaient moins disposés à l'introspection se sont laissés aller "à refaire le monde". Il y a aussi ceux qui ont changé de voie en voyant les lumières de Salvador, comme touchés par une lumineuse évidence. Anna Corbella, par exemple, était vétérinaire en Catalogne. Et bien ? Adieu veaux-vaches-cochons et hamsters : "aujourd'hui, je veux faire de la course au large mon métier, enfn mon vrai métier", dit-elle.
Ici se joue l'envers du spectacle du sport. Envers de fraternité rude et de solidarité joyeuse. Cela n'a rien à voir avec un anticonformisme qui à force se mordrait la queue puisque ces bateaux ont un coût souvent élevé. Non, c'est un envers fait de perspectives lointaines, de mots, d'histoires émouvantes et de drames aussi.

L'initiatique équateur
Voici l'histoire de "quatre mousquetaires" du large telle que l'a racontée par mail Grégoire Comby à Libération, concurrent de l'édition 2001.
La flotte fait route vers le Cap-vert. "Déjà, la première étape a été difficile puisque je suis tombé à l'eau le lendemain du départ et ma VHF est hors service. Ca repart mal dans la seconde étape", écrit-il. La flotte commence à s'étaler et, peu à peu, Comby perd le contact VHF avec ses camarades de devant. Ils sont alors trois comme lui en queue de peloton, plein de doutes. Le premier doit s'arrêter pour réparer dans l'archipel. Le deuxième dit : si tu t'arrêtes, ben, je m'arrête aussi. Le troisième suit et le quatrième également. Ils ne se connaissent pas vraiment. Ils mettent les bateaux à couple (côte-à-côte) dans la baie de Mindelo. "Nous nous serrons dans les bras les uns des autres comme si nous nous connaissions depuis toujours. Nous sommes comme des astronautes dont la fusée qui les menait à la lune a perdu son réacteur."
Grégoire débouche le Pessac-Léognan offert le jour du départ. Un dîner et ils repartent un peu ivres. Dans son livre de bord, ça se sent un peu : "Nous ne sommes qu'un seul même grand navire. Nos échanges radio sont intimes, chuchotés, riches, bouleversants... Nous mutons... Nous nous sentons plus vivants que jamais. Les mots sont simples, forts, ils nous touchent et nous réchauffent." Comby se souvient comme si c'était hier : "De cette ligne symbolique de l'équateur, cette porte, ce passage du Nord vers le Sud. Cette ligne nous marquerait à tout jamais. Il y avait là comme la représentation symbolique de tout ce qui basculait en nous, de tout cet équilibre qui peu à peu se déplaçait." Au bout de la VHF, l'un des concurrents sanglote. "Nous étions en effet comme des gosses qui deviennent fébrilement des adultes car nous prenions conscience de notre fragilité", poursuit Comby. L'équateur est franchi par les quatre le 24 octobre 2001. Et chaque 24 octobre, le groupe, depuis se réunit : "C'est un peu notre seconde date de naissance. Cette course est comme un parcours initiatique, un rite indien dans lequel une part de soi se construit."
Il y a dans le témoignage de Grégoire Comby des précisions qui nous écrasent, nous terriens, alors que le sport devient lisse comme le marbre. Et voici une des plus belles phrases extraites de journal de bord quarante-huit heures avant d'accoster : "Aujourd'hui, je me sens si bien et si heureux que j'ai l'impression que c'est la première fois." Comby, c'est l'albatros de Baudelaire. L'albatros est aujourd'hui responsable commercial dans une PMI bordelaise.
S'il s'agissait de rendre justice au sport amateur, à la fraternité, au large et au silence, on peut dire que c'est fait.



(1) navigateur français auteur du "Vagabond des mers du Sud", Flammarion 1960.


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