La porte concentre les bateaux (c'est sa raison d'être...).
Quelques dizaines d'heures avant de la passer, on se sent presque observé
tellement les copains sont proches, peut-être juste derrière l'horizon. La VHF
bruisse d'options pour la négocier au mieux, on y échange aussi des nouvelles.
Il y a de l'excitation, le plaisir de la compétition, les hypothèses sur les
routes suivies par les autres. Une île, c'est la
terre: il y a du trafic maritime, un port, peut-être même des odeurs et du
bruit. Faut-il s'attacher au mât ?
Les Canaries sont derrière, la porte est l'entrée du large. Il a fallu retrouver dans
le tumulte des premiers jours de course les habitudes, les petites manies, les
réglages, les sensations alors que le bateau est chargé comme jamais. L'idée
d'avoir un océan à traverser donne maintenant le temps de faire corps avec son
voilier. Sa bonne marche, son assiette, sa manœuvre deviennent instinctifs. Au
large, la connivence avec l'outil est telle qu'on se détache de lui. Un
pianiste fait de la musique, pas du piano.
La carte indique 4 kilomètres sous la quille et 4000 devant
l'étrave: une flaque ! Deux ou trois semaines, peu importe. Il y a de toute
façon trop à manger et trop de pages au livre de bord. Je me souviens avoir
toujours noté le nom du jour devant la date au moment du bulletin météo, comme
un petit signe qui raccrochait au rythme de la terre. On est parti depuis une
semaine mais ça pourrait être hier. Le temps est élastique et on a en mémoire
chaque instant depuis le départ, chaque lumière, la chimie du ciel et de la
mer. Là où des profanes verraient de la monotonie, les ministes vivent intensément
un voyage dans les abysses de leur âme.
La compétition, c'est la ligne de basse. Sans elle, rien ne
tient. Le classement du matin donne le tempo de la journée: plus de charbon ou
alors encore plus de charbon. Régler, barrer, boire et manger, toutes les
actions sont tournées vers la vitesse. Le bateau se cabre, glisse, tape et
glisse encore. On ajuste le pincement des safrans, déplace un peu de matos,
donne un coup d'éponge à l'intérieur et barre encore. Des 6 mètres 50, 5 nous
sont presque étrangers: on vit cloîtré à l'arrière du cockpit, le corps intégralement
tendu vers la recherche de vitesse. Le vent est tiède, l'eau qui court sur le
passavant aussi, rien ne s'oppose, en route à la poursuite du soleil !
très beau texte....
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