jeudi 21 novembre 2013

Au large



La porte concentre les bateaux (c'est sa raison d'être...). Quelques dizaines d'heures avant de la passer, on se sent presque observé tellement les copains sont proches, peut-être juste derrière l'horizon. La VHF bruisse d'options pour la négocier au mieux, on y échange aussi des nouvelles. Il y a de l'excitation, le plaisir de la compétition, les hypothèses sur les routes suivies par les autres. Une île, c'est la terre: il y a du trafic maritime, un port, peut-être même des odeurs et du bruit. Faut-il s'attacher au mât ?

Les Canaries sont derrière, la porte est l'entrée du large. Il a fallu retrouver dans le tumulte des premiers jours de course les habitudes, les petites manies, les réglages, les sensations alors que le bateau est chargé comme jamais. L'idée d'avoir un océan à traverser donne maintenant le temps de faire corps avec son voilier. Sa bonne marche, son assiette, sa manœuvre deviennent instinctifs. Au large, la connivence avec l'outil est telle qu'on se détache de lui. Un pianiste fait de la musique, pas du piano.

La carte indique 4 kilomètres sous la quille et 4000 devant l'étrave: une flaque ! Deux ou trois semaines, peu importe. Il y a de toute façon trop à manger et trop de pages au livre de bord. Je me souviens avoir toujours noté le nom du jour devant la date au moment du bulletin météo, comme un petit signe qui raccrochait au rythme de la terre. On est parti depuis une semaine mais ça pourrait être hier. Le temps est élastique et on a en mémoire chaque instant depuis le départ, chaque lumière, la chimie du ciel et de la mer. Là où des profanes verraient de la monotonie, les ministes vivent intensément un voyage dans les abysses de leur âme.

La compétition, c'est la ligne de basse. Sans elle, rien ne tient. Le classement du matin donne le tempo de la journée: plus de charbon ou alors encore plus de charbon. Régler, barrer, boire et manger, toutes les actions sont tournées vers la vitesse. Le bateau se cabre, glisse, tape et glisse encore. On ajuste le pincement des safrans, déplace un peu de matos, donne un coup d'éponge à l'intérieur et barre encore. Des 6 mètres 50, 5 nous sont presque étrangers: on vit cloîtré à l'arrière du cockpit, le corps intégralement tendu vers la recherche de vitesse. Le vent est tiède, l'eau qui court sur le passavant aussi, rien ne s'oppose, en route à la poursuite du soleil !

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